La tête de la vieille Poutou

Madame Poutou et son mari se promènent bras dessus bras dessous sur le chemin devant leur maison. Ils sont tous les deux très très vieux, et Madame Poutou tient sa tête avec ses mains pour qu’elle ne tombe pas.
Tous les soirs, avant de se coucher, Madame Poutou dévisse sa tête qui la gêne, la pose sur sa table de nuit et s’endort. Sa tête ronfle à côté d’elle et la berce doucement. Tous les matins, Madame Poutou reprend sa tête et la revisse à sa place, pour la journée. Elle met un foulard autour du cou, et, le soir, marche avec son mari le long de la route, en tenant son menton pour ne pas perdre sa tête.

Ce soir encore, Madame Poutou pose sa tête précautionneusement sur la table de nuit et éteint la lumière. Mais voilà qu’un rat vient à passer et renverse la tête de madame Poutou, qui roule sur le plancher et glisse sous le lit. Lorsque le matin Madame Poutou tend le bras pour prendre sa tête, quel ennui, plus de tête ! Les mains cherchent à tâtons, puisque sans tête, on ne peut rien y voir, de jour comme dans le noir!

Madame Poutou secoue son mari et l’avertit avec des gestes de l’affreux drame. Ah ! crie le vieil homme, « je te l’avais dit, qu’un jour tu perdrais la tète, et que nous ne devrions pas la poser ainsi » ! Madame Poutou ne peut pas vraiment répondre, puisque sa bouche est partie avec sa tête. Voilà le pauvre homme, tout vouté, et les jambes pas plus grosses que celles d’une sauterelle, qui tente de se mettre à genoux pour retrouver la tête. Il lui semble l’apercevoir, là bas, tout au fond sous le lit. Mais voilà que le chat, prenant la tête pour une pelote de laine, la fait rouler un peu plus loin. Et au moment où le vieil homme tend la main pour agripper les cheveux de Madame Poutou, la tête se met à rouler comme un ballon en direction de l’escalier, et, patatras, débaroule comme la boule d’une quille jusqu’en bas, jusque devant la porte du placard à balai. Monsieur Poutou crie et avertit son épouse de la mésaventure. Madame Poutou ne l’entend pas, puisque ses oreilles sont en bas, et son corps en haut. Elle s’assoit dans son lit. Elle ne peut même pas secouer la tête de désespoir, alors elle ouvre les mains en signe de désespoir. Il faut bien du temps à Monsieur Poutou pour descendre l’escalier, avec l’aide de sa canne. En arrivant devant le placard à balai, la tête coince la porte. Monsieur Poutou la pousse avec sa canne, pour l’écarter. Mais voilà qu’il la fait rouler comme une boule de croquet, et la tête glisse dans la cave entrouverte ! Comment faire, dans le noir, pour retrouver une tête aux cheveux gris ? Heureusement ! Dans la cave une barrique de vin laisse échapper ses vapeurs d’alcool. Alors, la tête de Madame Poutou en inhale. Elle devient ivre et se met à chanter à tue tête. Monsieur Poutou entend la chanson, et, se laissant guider par le son, retrouve la tête à tâtons. Il saisit les cheveux. La tête crie que ça lui fait mal, mais le principal, c’est d’avoir retrouvé la tête. Monsieur Poutou remonte l’escalier. Pour lui, c’est très lourd et compliqué, de remonter cette tête en se tenant en même temps à la rampe d’escalier. Il lui faut abandonner sa canne en bas. Il est presque arrivé sur le palier et annonce à sa femme qu’il a retrouvé sa tête. Celle ci tape des mains de joie sur son drap. Elle va enfin pouvoir se lever. Mais, hélas, la tête de Madame Poutou a pris froid dans la cave, et elle se met à tousser, puis soudain à éternuer ! S’en est trop pour les muscles fatigués du pauvre Monsieur Poutou, qui est très très vieux. Il lâche la tête, qui à nouveau roule dans l’escalier, cogne l’angle du placard et rebondit comme une boule de billard jusqu’au beau milieu de la cuisine. C’est à cet instant qu’entre le facteur, de belle humeur, saluant la compagnie ! Et que voit il, le malheureux facteur ! Une tête au beau milieu du carrelage de la cuisine ; la tête de Madame Poutou ! Et pas de mari, juste sa canne renversée ! Alors il ressort en hurlant, démarre sur les chapeaux de roue en abandonnant son courrier au vent d’autan, et court la campagne en direction du village.
Pendant ce temps là, Madame Poutou lasse d’attendre, tend la main à son mari pour lui faire comprendre qu’il serait plus facile pour elle de descendre que de demander à sa tête de monter. Alors, petit pas par petit pas, Madame Poutou, qui connaît chaque détail de son escalier pour l’avoir si souvent astiqué, descend en tenant la rampe jusqu’en bas. De toutes les façons, elle n’y voyait déjà plus très clair, alors, cela ne fait pas grande différence. Arrivée au milieu de la cuisine, Monsieur Poutou avec l’aide de sa canne, organise une pêche à la tête. Il demande à la tête d’ouvrir la bouche, y introduit le bout courbe de sa canne, et remonte le tout comme il le peut. Madame Poutou agrippe au hasard ses propres cheveux, entend sa tête crier Aïe, et ouf, enfin, parvient à la revisser sur son cou oscillant. Pour se requinquer, Madame Poutou se prépare un bon café. C’est à ce moment que la porte d’entrée vole en éclat, livrant passage à une armée de gendarmes précédés du facteur. Madame Poutou en fait tomber son café chaud sur son tablier et marque son mécontentement.
« Et bien, facteur, en voilà une façon d’entrer !
– Comment ça, un assassinat, crient les gendarmes furieux au facteur ébahi ! Vous vous payez notre tête, ou bien vous avez trop bu ? Tout va bien, Madame Poutou?
– Tout va bien, répond Madame Poutou en dodelinant de la tête.
– Mais puisque je vous dis, affirme le facteur, que j’ai vu cette tête par terre !
– C’est vous qui perdez la tête, mon pauvre garçon, je crois que vous devriez prendre quelques jours de repos!
– Mais, regardez, cette dame est pleine de bleus sur le visage.
« Et oui, répond Madame Poutou, un petit sourire au coin des lèvres, on se fait vieux, et on se cogne un peu partout, mais ce n’est pas très grave ».

Car Madame Poutou ne veut surtout pas qu’on sache que quand vient le soir, elle dévisse sa tête et la pose sur la table de nuit. Voyez-vous qu’un voleur vienne à la lui prendre ! C’est déjà bien assez d’ennuis comme cela!
On raconte que le pauvre facteur est devenu quelque temps fou. Quant à Madame Poutou, elle ne pose plus sa tête sur la table de nuit, le soir, mais la garde précieusement entre elle et son mari.
On raconte qu’on les a vu encore longtemps marcher ensemble le soir, sur la route qui passe devant chez eux, ,côte à côte ; lui avec ses jambes maigres, et elle tenant sa tête avec le poing sous son menton.

 

Cécile Iordanoff

8 Mars 2011