L’invitation aux abois (extraits)

Plaisirs de la chasse - Juillet 2014

Toute la nuit les chiens avaient hurlé à la mort, comme chaque nuit précédent les chasses à courre. Une fièvre immense parcourait alors le chenil. L’odeur du cerf gagnait les rêves affamés de la meute, sur pied dès l’aube. Mathilde n’avait pas dormi de la nuit. La fièvre la gagnait aussi dans cette chambrette mise à sa disposition par le piqueux pour le week-end.Depuis son enfance, Mathilde dormait ici lorsqu’elle accompagnait son frère et son père, de brillants cavaliers proches du fameux piqueux « la rosée ». Mathilde se souvenait du drame qui avait mis fin à sa carrière un soir d’automne. Son cheval, blessé, revint seul à l’écurie. On retrouva « la rosée » mort dans une allée quelques heures plus tard, sans jamais savoir exactement ce qui s’était passé. Son fils Adrien, jeune veneur doué né à l’équipage, lui succéda à l’âge de 25 ans. Il devint « La ronce ». Mathilde avait alors dix ans et elle fantasmait sur ce grand homme qui domptait les chevaux et les chiens, bondissait les halliers et les fossés au galop et surtout houspillait les dames de la haute société comme des femmes de ménage pour peu qu’elles se trouvent en travers de la voie de son cerf. D’un caractère de chien à la chasse il devenait le plus joyeux des hommes ensuite, pour peu qu’on parlât d’autre chose et de femmes en particulier. Un vrai piqueux, en somme.

Mathilde avait maintenant 20 ans, étudiait à Paris et prenait parfois le train le Vendredi soir pour suivre les chasses dans cette forêt du centre de la France. La « ronce »  continuait de la recevoir comme une petite sœur dans sa modeste maison du chenil. La gamine s’était muée en jeune femme et ses rêveries amoureuses subsistaient comme autant de poupées taquines.

….

Il hurlait, seul, sa voix se confondant avec le cri des chiens. Personne ne l’avait suivi. A l’entrée de la repousse, dans une minuscule clairière, le cerf rejoint par les chiens ralentit encore sa course. Il fit face à Mathilde et lui offrit le triste spectacle de son sacrifice. Les chiens se ruèrent autour et commencèrent leur harcèlement. Le piqueux tournait avec son cheval fumant à quelques mètres de là, la tête haute, décoiffé, dans la vapeur de son haleine chaude alors qu’il hurlait victoire, se croyant seul avec les bêtes. Il perçut enfin le souffle d’une autre présence à ses côtés. Sur son petit cheval brun qui écumait, Mathilde laissait échapper par ses narines rougies par le froid une buée légère. Sa poitrine trahissait une respiration saccadée. Elle tremblait comme si elle avait soudain très froid.
Surpris, Adrien « la ronce » lui dit d’un ton presque paternel :
« Mais que fais tu là, mathilde?”
Elle se grandit, soudain vexée, prit un air qu’elle voulait de grande dame pour rétorquer:
“Je suis aux abois, Monsieur ! »
Le piqueux sembla un instant déstabilisé, eut envie de rire puis se tut. Il cherchait à comprendre. La fureur des chiens, plus forte, le ramena à la réalité. Il descendit de cheval, sortit sa dague et profitant d’un moment où le cerf baissait la tête pour chasser un chien, le transperça de toute sa force.
Il se retourna avec son fouet pour tenir la meute en respect. Mathilde recula instinctivement. Le piqueux la rejoignit pendant que le cerf expirait.
« Mathilde, vous êtes trop jeune pour moi.
Je dois bien avoir quelque expérience, puisque j’ai su être là en même temps que vous. »
Elle lâcha son cheval et sa coiffe, laissant échapper ses cheveux en crinière sur ses joues en feu. Les larmes lui montèrent aux yeux, alors que ceux du cerf perdaient de leur éclat.

Cécile Iordanoff,
Illustration de Sabine Forget.